Une désobéissance artistique aspirant à la Beauté et à l’Utile
Article de Alessandra Ribera d’Alcalà / Mad’in Europe
Un remerciement à Mme Sylvette Botella Gaudichon pour sa précieuse contribution.
En cette fin novembre 2022, l’équipe Mad’in Europe a quitté le territoire belge pour se rendre à Roubaix, ville française surnommée la Manchester du Nord entretenant des liens étroits et tourmentés avec l’Angleterre en raison de leur rivalité dans le secteur de l’industrie textile et du commerce de la laine.
Notre objectif : visiter l’exposition « L’art dans Tout » à l’emblématique musée La Piscine, rendant hommage à la vie, à la pensée et aux œuvres de William Morris (1834 – 1896) poète, penseur libertaire et figure de proue du Mouvement artistique « Arts & Crafts » engagé aux côtés de la confraternité préraphaélite dans une rébellion contre la société victorienne qu’il considère élitiste et philistine.

Nous avons eu l’honneur de nous entretenir avec Mme Sylvette Botella Gaudichon, directrice du musée grâce à qui nous avons pu entériner l’affinité entre les valeurs de William Morris avec celles de Mad’in Europe. Victor Champier, critique d’art de grande renommée et fondateur en 1903 du premier musée des arts et industries textiles à Roubaix, a-t-elle précisé, a été un fervent disciple de William Morris et un promoteur roubaisien des arts décoratifs. Il s’était d’ailleurs inspiré de la salle verte du Victoria & Albert Museum réalisée par William Morris.
Écologie, décroissance, féminisme, transmission des savoir-faire, valorisation du passé sont au rendez-vous lorsqu’on retrace la vision sociale, économique et culturelle que William Morris avait du monde. Ce n’est qu’au 21ème siècle que les combats sociétaux autrefois menés par William Morris résonneront auprès du grand public.
Figurez-vous que c’est lors d’un voyage initiatique à la découverte des cathédrale gothiques et des peintres primitifs flamands (Van Eyck, Memling) en Belgique et en France en l’été 1855 que la trajectoire de vie de Morris fut bouleversée. Lui qui, provenant d’une famille puritaine fortunée, envisageait initialement d’entrer dans les ordres découvrit sa véritable vocation artistique qui lui fit entreprendre des études d’architectures puis de peinture jusqu’à explorer la broderie, la tapisserie, le vitrail, la menuiserie, la maçonnerie, le papier peint, la charpente, la verrerie, le mobilier… dans un esprit très britannique .
Dans quelle mesure William Morris était-il visionnaire en s’attaquant à des combats devenus fondamentaux au 21ème siècle ?

Hymne à l’architecture
Pour comprendre l’amour de Morris pour l’architecture, il faut avant tout s’attarder sur son amour pour les arts appliqués. Morris est de l’idée qu’en attribuant la qualité ornementale aux articles utilitaires, les arts appliqués permettent d’ajouter de la beauté aux résultats du travail de l’homme mais surtout d’ajouter du plaisir au travail. En revanche, il considère l’industrialisation comme une répression de l’esthétique et du bien-être anéantissant l’instinct de beauté inné dans chaque homme.
Il considère l’architecture le fondement de tous les arts appliqués car il s’agit d’un art qui englobe toutes les disciplines. « Si on me demandait de dire quelle est à la fois la production la plus importante de l’Art et la chose la plus désirable je répondrais : une belle maison. »
Si on me demandait de dire quelle est à la fois la production la plus importante de l’Art et la chose la plus désirable je répondrais : une belle maison.
Morris épouse en 1858 sa muse Jane Burden, très grande brodeuse et, fidèle à ses aspirations en 1859 il confie à son ami architecte Philip Webb la construction de la « Red House » à Bexleyheath, au sud-est de Londres. Il vivra pendant six ans dans cette maison aux briques rouges destinée à la famille, aux amis et au travail, jusqu’à ce qu’elle ne devienne trop petite pour ses projets ambitieux. Cette maison fut la personnification de sa pensée et la manifestation suprême du mouvement Arts & Crafts. Pour construire cette maison où rien ne sera produit en usine (pas même les briques argileuses) et pour réaliser toutes sortes d’œuvres dessinées par des artistes de la mouvance préraphaélite, Morris fit appel aux meilleurs artisans d’Angleterre qui vinrent travailler sur place dans des conditions de travail privilégiées. Morris encourage vivement ces artisans d’excellence à transmettre leur savoir-faire afin de ne pas succomber à un élitisme sectaire.

Hymne à la préservation du patrimoine
Morris manifestera sa révérence pour l’architecture notamment en exhortant à la préservation du patrimoine. À l’instar de John Ruskin (1819 – 1900) , grand artiste et critique de son époque, il attribue une importance considérable à l’esprit des édifices anciens et prône la « non restauration » . Il fondera en 1877 la Society for the Protection of Ancient Buildings (présage du National Trust) dans le but d’empêcher l’utilisation de méthodes modernes pour la restauration des bâtiments anciens. Morris accorde une très grande importance à la transmission du savoir-faire du passé car selon lui « c’est par l’apprentissage des siècles, en résumé, qu’un artiste naît dans l’atelier du monde ». Il veut éviter de « maculer » la surface de la terre en érigeant des édifices dépourvus d’un travail de qualité. Il déplore l’isolement des grands artistes et du public vis-à-vis de la tradition, de la connaissance et la compréhension du passé.

Hymne à la Beauté & à l’Utile
Dans l’émulation liée au succès du chantier de la « Red House », Morris décide de poursuivre la démarche en créant l’entreprise artisanale « Morris, Marshall, Faulkner & Co, Fine Art, Workmen in Painting, Carving, Furniture and the Metals » qui deviendra ensuite « Morris & Co » célèbre pour la conceptualisation de la salle à manger verte qui se trouve de nos jours au Victoria and Albert Museum. Selon Morris tout le monde mérite de produire et d’être entouré de beaux objets dans sa vie quotidienne. La recherche de la beauté est son leitmotif.

Il suggère également de n’avoir chez soi rien qui ne soit utile ou beau et ira jusqu’à dire que « rien d’inutile ne peut être vraiment beau ». Il exhorte les artisans à répondre à un désir de beauté dans toute création et de ne pas céder à la logique capitaliste qui vise principalement à générer des bénéfices.
Rien d’inutile ne peut être vraiment beau
Il réalisera ainsi des décorations murales, des papiers peints à partir d’anciennes techniques d’impression, des tentures, des vitraux, des sculptures architecturales, du mobilier tel que les chaises de Sussex initialement récupérées d’une maison de campagne. Ses créations ornementales toujours associées à une grande qualité artisanale feront de lui un pionnier du design, discipline qui n’existe pas encore à son époque. Frank Lloyd Wright (1867 – 1959) grand architecte américain s’inspirera initialement de Morris, tout comme beaucoup d’autres designers modernes. Et ce n’est pas tout, au-delà de ses multiples talents de décorateur, Morris qui apprit à lire dès l’âge de 4 ans, se passionna également pour les arts graphiques, l’édition et l’imprimerie traditionnelle et fonda la maison d’édition, imprimerie et fonderie typographique artisanale Kelmscott Press en 1891.

Hymne à l’épanouissement personnel
Pour Morris, la recherche du plaisir dans le quotidien est primordiale. Il considère que cela doit avant tout passer par le travail étant donné qu’il occupe une grande partie de notre vie. Ainsi, pourra-t-il affirmer « mon travail est l’incarnation des rêves sous une forme ou une autre ». Selon lui, le travail doit être source de plaisir et de dignité ce qui implique une connaissance de ce qui est fait, une bonne rémunération et suffisamment de repos.

Morris tenait à préserver l’aspect artistique et créatif du travail. L’art va permettre au travail d’être une source de plaisir plutôt qu’un fardeau ingrat. Il affirme que « de même que se nourrir serait une corvée sans l’appétit ou le plaisir de manger, la production des biens utilitaires sans art ou le plaisir de créer est fastidieuse.» Il ajoutera également que l’entraide doit être le moteur principal d’un travail pour que celui-ci puisse procurer du plaisir. Morris se préoccupe des séquelles individualistes et hostiles engendrées par la révolution industrielle car elles affectent directement la majorité des travailleurs dont le but est de produire.
De même que se nourrir serait une corvée sans l’appétit ou le plaisir de manger, la production des biens utilitaires sans art ou le plaisir de créer est fastidieuse
L’art est donc pour Morris une condition sine qua non de l’épanouissement personnel. Morris est persuadé du plaisir que les arts appliqués aux articles utilitaires et décoratifs engendrent chez leurs fabricants et leurs consommateurs contrairement à la fabrication à la chaîne d’ersatz. Il proclame une rébellion dans le bonheur pour résister au transfert de l’art au commerce. Influencé par John Ruskin qui considère qu’il faut se demander si « l’ornementation a été exécutée avec plaisir », Morris surenchérit en soutenant qu’un objet réalisé par un fabricant malheureux, rendra son consommateur malheureux.

Hymne à l’écologie
William Morris dénonce l’industrialisation et la mécanisation de son époque et prône un monde plus proche de la nature et du travail manuel. Selon lui, la production ou la cultivation à outrance sont vaines. La révolution industrielle n’exploite pas seulement l’homme mais détruit les ressources et les sites naturels.
Morris accepte de procéder à des créations artisanales dans le domaine des arts décoratifs seulement à condition qu’elles aient une finalité utilitaire. Il prône ainsi une consommation responsable et une décroissance avant l’heure. L’idée sous-jacente est celle de ne pas surproduire, de ne pas « surplanter » mais de toujours cultiver des fleurs.
En effet, la nature irrigue tout son art. Dès son enfance, il développe une passion débordante pour les fleurs que l’on retrouve en abondance sur ses papiers peints, afin que la nature puisse entrer dans la maison. En peinture, il fait partie de la « Pre-Raphaelite Brotherhood » structurée de manière analogue à une corporation médiévale et qui comporte une dimension écologique et d’éveil des consciences. Les préraphaélites se rendent dans des environnements naturels pour peindre et préconisent un art plus proche de la nature, tout en étant conscients qu’il est impossible de l’égaler.

Hymne au féminisme
Considéré trop « fragile » pour être envoyé à étudier loin comme les autres garçons de son âge, Morris grandit avec ses sœurs, entouré de femmes. Grand promoteur de l’égalité des chances et de l’émancipation des femmes, il se distingue une fois de plus de l’attitude patriarcale de son époque. Pour la construction de la « Red House » par exemple, il rassembla toute une communauté d’artistes et d’artisans d’excellence aussi bien hommes que femmes, rémunérés de manière égale et soumis à la seule même condition, à savoir : transmettre leur savoir-faire à un apprenti.

Pour la construction de la « Red House » par exemple, il rassembla toute une communauté d’artistes et d’artisans d’excellence aussi bien hommes que femmes, rémunérés de manière égale et soumis à la seule même condition, à savoir : transmettre leur savoir-faire à un apprenti.
Dans ses récits et poèmes, il accorde une grande place aux femmes, il se réapproprie des romans médiévaux comme la légende arthurienne, en conférant par exemple à la reine Guenièvre un rôle principal afin de dénoncer la répression de la gent féminine dans la sphère publique.Les femmes comme symbole d’engagement (notamment certaines « suffragettes ») sont également illustrées dans ses peintures, tapisseries et vitraux.

Hymne au socialisme
Son engagement politique fit de lui une figure de proue de l’éco-socialisme luttant sans cesse contre la forme capitaliste et industrielle de la modernité. Il s’engagea initialement dans la Fédération Démocratique et sociale et contribua à l’établissement de la Ligue Socialiste aux côtés d’Eleanor Marx la fille de Karl Marx.
Le socialisme de Morris a un idéal artistique dans la mesure où les inégalités sociales sont incompatibles avec l’existence d’un art sain. « Je ne veux pas plus d’art pour quelques-uns que d’éducation pour quelques-uns ou de liberté pour quelques-uns », affirmera-t-il. Morris refuse catégoriquement de concentrer le savoir-faire et l’art dans un entre-soi élitiste. Pour éviter cela, l’art doit perdurer en faisant partie intégrante des produits manufacturés.
Je ne veux pas plus d’art pour quelques-uns que d’éducation pour quelques-uns ou de liberté pour quelques-uns
Le socialisme de Morris est reconstructeur car il appelle la classe opprimée à s’unir et transformer le mécontentement et la soif de justice en espérance contre l’égoïsme et la ploutocratie institutionnalisés. Il refuse de succomber au système du marché concurrentiel où les plus fortunés imposent leurs standards de beauté. Morris est nostalgique du Moyen-âge, époque de l’association parfaite des artisans dans des guildes où la hiérarchie n’existait que dans la phase de l’apprentissage du métier. La production impliquait alors l’engagement total du travailleur et ne se résumait pas à une tâche mécanique insignifiante et aliénante. Le rythme de travail était alors plus humain et le commerce était un moyen et pas une fin en soi. Les inégalités entre l’ouvrier et les spécialistes en charge des machines n’existaient pas.

En Angleterre William Morris a connu une grande renommée pour son talent d’écrivain et pour ses papier-peints. Ceci dit, comme nous l’avons vu, il avait bien plus de talents pour rendre hommage à la Beauté et à l’Utile en désobéissant constamment aux codes de son époque.De même qu’il appelait ses contemporains à valoriser et à comprendre le passé, nous tenons à préserver l’esprit de ce grand artiste et artisan dont la conscience s’était déjà éveillée aux grands défis sociétaux. En tant qu’artiste, Morris se considérait revêtu d’une grande responsabilité car, disait-il « nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal».

Références bibliographiques: – Botella-Gaudichon, S., Morris, W., & La Piscine-Musée d’art et d’industrie André Diligent (Roubaix, N. (2022). William Morris (1834-1896): l’art dans tout. Snoeck. – Morris, W., Breda, L., & Gillyboeuf, T. (2011). L’Art et l’artisanat. RIVAGES. |